Discours de Marie-Jo Thiel | Fondation Ostad Elahi

Discours de Marie-Jo Thiel

 

« C’est avec beaucoup de bonheur qu’au nom du CEERE, le Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique des universités de Strasbourg j’accueille ces premiers trophées de l’enseignement en éthique. Je me réjouis que le jury aie accueilli et évalué à sa juste mesure le travail interdisciplinaire ouvert sur l’international que nous réalisons dans nos trois et bientôt notre unique université de Strasbourg. Ces trophées sont pour nous une belle reconnaissance du travail réalisé sur le terrain depuis quelques années. Ils ne sont pas, selon l’étymologie, les dépouilles d’un ennemi vaincu au sens où nous aurions livré bataille et écrasé d’autres partenaires, non, mais ils sont vraiment les dépouilles de l’incrédulité vaincue et des préjugés dépassés quant à l’enseignement de l’éthique.

L’éthique, en effet, tout le monde en parle, c’est à la mode, ça fait vendre.

Pourtant quand il s’agit de passer du discours à la réalité effective, bien des réticences se font jour, insignifiance pour les uns, « l’éthique, pas la peine de l’enseigner, tout le monde sait faire, à l’instar de M. Jourdain qui sait faire de la prose ». Danger pour les autres : l’expertise éthique pourrait avoir une prétention de vérité, d’exigence, de remise en cause. Mais… « seuls les poissons morts vont toujours dans le sens du courant… »[1] Les vivants, eux, apprennent et choisissent où ils veulent aller.

Ainsi en instaurant ces trophées, vous avez eu l’intuition et l’audace de croire que l’éthique pouvait être, par la justesse de sa parole comme de sa mise en œuvre, un chemin de tolérance, un chemin de vie, et j’ose le dire, de vérité de l’humain.

Notre société est complexe et pluraliste, belle mais aussi déconcertante parfois. Les nouvelles technologies promettent beaucoup mais tout cela humanise-t-il ? De nouveaux chemins s’ouvrent, franchissant des frontières jusque là inconnues et menant vers de nouvelles contrées.

Enseigner l’éthique c’est alors former des passeurs. Non pas des porteurs de certitudes qui disent où il faut aller et comment s’y prendre exactement. Mais des passeurs qui fournissent une carte, une boussole ou un GPS, et qui accompagnent c’est-à-dire mangent avec l’autre le pagnon (pain) du chemin.
La carte, elle permet de lire notre société, et l’interdisciplinarité éthique en fournit des approches variées, cartes sociologiques, juridiques, médicales, théologiques, philosophiques, etc. Les repères, les valeurs, la dignité de tout être humain, permettent de signaler une route ; de baliser un chemin, d’éviter de s’égarer ; à deux conditions cependant :

  • d’abord, de rester en contact avec le réel, même et justement parce qu’il est éminemment complexe. Des repères purement théoriques ne sont que spéculation dans le vide. Le risque est de planer, de s’évader dans un monde purement virtuel. Comme l’a écrit Xavier Thévenot, « Toute recherche morale, si elle ne veut pas s’enfermer dans un ciel de principes (…), doit se confronter aux tendances profondes, complexes et multiples de la société dans laquelle elle s’élabore. ». Mais « le risque qui guette alors est de devenir un prophète de malheur, sensible aux seules déviances sociales et s’enfermant dans un discours purement pessimiste sur «le monde»… »[2]
  • Ensuite, et c’est la même logique, il faut savoir où l’on veut aller, quel but l’on se fixe ; mais quand notre société relègue les racines culturelles et religieuses dans la sphère du privé, propose-t-elle encore des étayages de sens, des panneaux indicateurs ? Car si l’on ne sait pas où l’on doit aller, le foisonnement de repères ne fournit aucune indication, au contraire. Le voyageur n’a plus alors sous les yeux qu’un enchevêtrement de panneaux qui n’indiquent plus. Et il entre dans la nuit.

L’enseignement de l’éthique n’a pas le secret du jour, mais elle le pointe du doigt comme la lumière au bout de l’horizon, grâce à ses outils propres.

Grâce au langage, ce médium culturel, dans quoi et par quoi le sujet est institué et le monde montré. Ce langage qui permet de parler, d’argumenter, de partager des points de vue.

Grâce aux analyses rigoureuses du réel dans ses différentes facettes, y compris religieuses. A Strasbourg, la théologie est discipline universitaire et les étudiants de notre master sont initiés aux trois monothéismes.

Grâce au désir, désir d’humanisation, d’accomplissement, désir d’authenticité, de vie plus forte que la mort et le néant. Et une vie qui a du sens s’élève et élève le monde. « Que fais-tu là ? », demande un sage à des ouvriers peinant dans une carrière sous la chaleur du jour. Le premier lève vers lui un regard morose et déclare : «Tu le vois bien, je casse des pierres» ; le second le regarde avec une certaine fierté : «Tu le sais, je gagne ma vie». Le troisième, les yeux pleins de lumière, lui dit : «Ne le devines-tu pas ? Je bâtis une maison où hommes et femmes pourront vivre ensemble, s’aimer, rendre grâces. »

Au fait, quand deux êtres s’étreignent, savent-ils exactement ce qu’ils font, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils trouvent. Et pourtant, un désir profond, vrai, les pousse l’un vers l’autre et ils s’en trouvent bien. L’éthique en se donnant comme objectif l’humanisation des personnes ne sait pas tout, mais elle stimule ce désir de faire bien, de faire au mieux, de faire advenir des sujets libres, responsables, autonomes, vivants, malgré les coups du boutoir du réel. Car l’éthique n’est pas naïve, elle a d’ailleurs souvent les mains sales à force de tripoter la complexité situationnelle, mais comme disait Péguy, il vaut mieux avoir les mains sales que pas de main. Car l’éthique n’est pas prétentieuse : l’humus de son action la tire vers cette humilité qui s’évanouit dès lors qu’on prétend la détenir. Car l’éthique n’est pas austère, son humour apporte légèreté et gracieuseté parfois jusque dans le tragique, contribuant ainsi à le traverser pour aller de l’avant malgré tout.

L’enseignement de l’éthique, en définitive ? Un chemin de passage pour passeurs d’humanité. Un chemin de vie pour susciter la vie. Merci. »


[1] Proverbe chinois.
[2] Xavier Thévenot, Préface de l’ouvrage de Xavier Lacroix, Le corps de chair, Ed. du Cerf, 1992.